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Modiano, Patrick: La petite Bijou

Modiano, Patrick portréja

La petite Bijou (Francia)

Une douzaine d’années avait passé depuis que l’on ne m’appelait plus « la Petite Bijou » et je me trouvais à la station de métro Châtelet à l’heure de pointe. J’étais dans la foule qui suivait le couloir sans fin, sur le tapis roulant. Une femme portait un manteau jaune. La couleur du manteau avait attiré mon attention et je la voyais de dos, sur le tapis roulant. Puis elle marchait le long du couloir où il était indiqué « Direction Château-de-Vincennes ». Nous étions maintenant immobiles, serrés les uns contre les autres au milieu de l’escalier, en attendant que le portillon s’ouvre. Elle se tenait à côté de moi. Alors j’ai vu son visage. La ressemblance de ce visage avec celui de ma mère était si frappante que j’ai pensé que c’était elle.

Une photo m’était revenue en mémoire, l’une des quelques pnotos que j’ai gardées de ma mère. Son visage est éclairé comme si un projecteur l’avait fait surgir de la nuit. J’ai toujours éprouvé une gêne devant cette photo. Dans mes rêves, chaque fois, c’était une photo anthropométrique que quelqu’un me tendait — un commissaire de police, un employé de la morgue — pour que je puisse identifier cette personne. Mais je restais muette. Je ne savais rien d’elle.

Elle s’est assise sur l’un des bancs de la station, à l’écart des autres qui se serraient au bord du quai en attendant la rame. Il n’y avait pas de place libre sur le banc, à côté d’elle, et je me tenais debout, en retrait, appuyée contre un distributeur automatique. La coupe de son manteau avait été sans doute élégante autrefois, et sa couleur vive lui donnait une note de fantaisie. Mais le jaune s’était terni et il était devenu presque gris. Elle paraissait ignorer tout ce qui l’entourait et je me suis demandé si elle resterait là, sur le banc, jusqu’à l’heure du dernier métro. Le même profil que celui de ma mère, le nez si particulier, légèrement relevé du bout. Les mêmes yeux clairs. Le même front haut. Les cheveux étaient plus courts. Non, elle n’avait pas beaucoup changé. Les cheveux n’étaient plus aussi blonds, mais, après tout, j’ignorais si ma mère avait été vraiment blonde. La bouche se contractait dans un pli d’amertume. J’avais la certitude que c’était elle.

Elle a laissé passer une rame. Le quai était vide pendant quelques minutes. Je me suis assise sur le banc à côté d’elle. Puis, de nouveau, le quai était envahi d’une foule compacte. J’aurais pu engager la conversation. Je ne trouvais pas les mots et il y avait trop de monde autour de nous.

Elle allait s endormir sur le banc, mais, quand le bruit de la rame n’était encore qu’un tremblement lointain, elle s’est levée. Je suis montée dans le wagon, derrière elle. Nous étions séparées par un groupe d’hommes qui parlaient très fort entre eux. Les portières se sont refermées et c’est alors que j’ai pensé que j’aurais dû prendre, comme d’habitude, le métro dans l’autre direction. À la station suivante, j ai été poussée sur le quai par le flot de ceux qui sortaient, puis je suis remontée dans le wagon et je me suis rapprochée d’elle.

Dans la lumière crue, elle paraissait plus vieille que sur le quai. Une cicatrice lui barrait la tempe gauche et une partie de la joue. Quel âge pouvait-elle avoir ? Une cinquantaine d’années ? Et quel âge sur les photos ? Vingt-cinq ans ? Le regard était le même qu’à vingt-cinq ans, clair, exprimant l’étonnement ou une crainte vague, et if se durcissait brusquement. Par hasard, il s’est posé sur moi, mais elle ne me voyait pas. Elle a sorti de la poche de son manteau un poudrier qu’elle a ouvert, elle a rapproché le miroir de son visage, et elle passait le petit doigt de sa main gauche au coin de la paupière, comme pour chasser une poussière de son œil. Le métro prenait de la vitesse, il y a eu un cahot, je me suis retenue à la barre métallique, mais elle, elle n’a pas perdu l’équilibre. Elle restait impassible, à se regarder dans le poudrier. À Bastille, ils sont parvenus tant bien que mal à monter tous, et les portières se sont refermées avec difficulté. Elle avait eu le temps de ranger son poudrier avant ^que les autres affluent dans le wagon. À quelle station allait-elle descendre ? La suivrais-je jusqu’au bout ? Était-ce vraiment nécessaire ? Il faudrait s’habituer à l’idée qu’elle habitait dans la même ville que moi. On m’avait dit qu’elle était morte, il y avait longtemps, au Maroc, et je n’avais jamais essayé d’en savoir plus. « Elle était morte au Maroc », l’une de ces phrases qui datent de l’enfance, et dont on ne comprend pas tout à fait la signification. De ces phrases, seule leur sonorité vous reste dans la mémoire comme certaines paroles de chansons qui me faisaient peur. « Il était un petit navire... » « Elle était morte au Maroc. »

Sur mon acte de naissance était mentionnée la date de sa naissance à elle : 1917, et, à l’époque des photos, elle prétendait avoir vingt-cinq ans. Mais, déjà, elle avait dû tricher sur son âge et falsifier ses papiers pour se rajeunir. Elle a relevé le col de son manteau comme si elle avait froid dans ce wagon où l’on était pourtant les uns contre les autres. J’ai vu que la frange du col était complètement élimée. Depuis quand portait-elle ce manteau ? Depuis l’époque des photos ? Voilà pourquoi le jaune était terni. Nous arriverions au bout de la ligne et, là, un bus nous mènerait jusqu’à une banlieue lointaine. C’était à ce moment-là que je l’aborderais. Après la gare de Lyon, il y avait moins de monde dans le wagon. De nouveau, son regard se posait sur moi, mais c’était le regard que les voyageurs échangent machinalement entre eux. « Vous souvenez-vous qu’on m’appelait la Petite Bijou ? Vous aussi, à l’époque, vous aviez pris un faux nom. Et même un faux prénom qui était Sonia. »

Maintenant, nous étions assises l’une en face de l’autre sur les banquettes les plus proches des portières. « J’avais essayé de vous retrouver dans l’annuaire et, même, j’avais téléphoné aux quatre ou cinq personnes 

ui portaient votre vrai nom, mais elles n’avaient jamais entendu parler de vous. Je me disais quun jour je evrais aller au Maroc. C’était le seul moyen de vérifier si vous étiez bien morte. »

Après Nation, le wagon était vide, mais, elle, toujours assise en face de moi sur la banquette, les deux mains jointes, et les manches du manteau grisâtre découvrant ses poignets. Des mains nues, sans la moindre bague, le moindre bracelet, des mains gercées. Sur les photos, elle portait des bracelets et des bagues — des bijoux massifs comme il y en avait à l’époque. Mais aujourd’hui, plus rien. Elle avait fermé les yeux. Encore trois stations et ce serait la fin de la ligne. Le métro s’arrêterait à Château-de-Vincennes, et, moi, je me lèverais le plus doucement possible, et je sortirais du wagon, en la laissant endormie sur la banquette. Je monterais dans l’autre métro, direction Pont-de-Neuilly, comme je l’aurais fait si je n’avais pas remarqué ce manteau jaune tout à l’heure, dans le couloir.

La rame s’est arrêtée lentement à la station Bérault. Elle avait ouvert ses yeux qui reprenaient leur éclat dur. Elle a jeté un regard sur le quai, puis elle s’est levée. Je la suivais de nouveau le long du couloir, mais, maintenant, nous étions seules. Alors, j’ai remarqué qu’elle portait ces chaussons en tricot en forme de socquettes que l’on appelait panchos, et cela accentuait sa démarche d’ancienne danseuse.

Une avenue large, bordée d’immeubles, à la lisière de Vincennes et de Saint-Mandé. La nuit tombait. Elle a traversé l’avenue et elle est entrée dans une cabine téléphonique. J’ai laissé s’allumer et s’éteindre quelques feux rouges et j’ai traversé à mon tour. Dans la cabine téléphonique, elle a mis un certain temps avant de trouver des pièces de monnaie ou un jeton. J’ai fait semblant d être absorbée par la vitrine du magasin le plus proche de la cabine, une pharmacie où il y avait, en devanture, cette affiche qui m’effrayait dans mon enfance : le diable soufflant du feu par la bouche. Je me suis retournée. Elle composait un numéro de téléphone lentement, comme si c’était la première fois. Elle tenait le combiné des deux mains, contre son oreille. Mais le numéro ne répondait pas. Elle a raccroché, elle a sorti de l’une des poches du manteau un bout de papier, et, tandis que son doigt faisait tourner le cadran, elle ne détachait pas le regard du bout de papier. C’est alors que je me suis demandé si elle avait un domicile quelque part.

Cette fois-ci, quelqu’un lui avait répondu. Derrière la vitre, elle bougeait les lèvres. Elle tenait toujours le combiné des deux mains, et, de temps en temps, elle hochait la tête, comme pour concentrer son attention. D’après les mouvements des lèvres, elle parlait de plus en plus fort, mais cette véhémence finissait par se calmer. À qui pouvait-elle bien téléphoner ? Parmi les rares objets qui me restaient d’elle, dans la boîte à biscuits en métal, un agenda et un carnet d’adresses dataient de l’époque des photos, cette époque où l’on m’appelait la Petite Bijou. Quand j’étais plus jeune, je n’avais jamais la curiosité de consulter cet agenda et ce carnet, mais, depuis quelque temps, le soir, j’en tournais les pages. Des noms. Des numéros de téléphone. Je savais bien qu’il était inutile de les composer. D’ailleurs je n en avais pas envie.

Dans la cabine, elle continuait de parler. Elle semblait si absorbée par cette conversation que je pouvais me rapprocher sans qu’elle remarque ma présence. Je pouvais même faire semblant d’attendre mon tour pour téléphoner, et saisir à travers la vitre quelques mots qui me feraient mieux comprendre ce que cette femme en manteau jaune et panchos était devenue. Mais je n’entendais rien. Elle téléphonait peut-être à l’un de ceux qui figuraient sur le carnet d’adresses, le seul qu’elle n’avait pas perdu de vue, ou qui n’était pas mort. Souvent, quelqu’un reste présent tout le long de votre vie, sans que vous parveniez jamais à le décourager. Il vous aura connu dans les moments fastes, mais, plus tard, il vous suivra dans la débine, toujours aussi admiratif, le seul à vous faire encore crédit, à éprouver pour vous ce qu’on appelle la foi du charbonnier. Un clochard comme vous. Un bon chien fidèle. Un éternel souffre-douleur. J’essayais de m’imaginer quelle était l’allure de cet homme, ou de cette femme, à l’autre bout du fil.

Elle est sortie de la cabine. Elle m’a jeté un regard indifférent, le même regard qu’elle avait posé sur moi dans le métro. J’ai ouvert la porte vitrée. Sans glisser un jeton dans la fente, j’ai composé, au nasard, pour rien, un numéro de téléphone, en attendant qu’elle s’éloigne un peu. Je gardais le combiné contre mon oreille, et il n’y avait même pas de tonalité. Le silence. Je ne pouvais pas me résoudre à raccrocher.

Elle est entrée dans le café, à côté de la pharmacie. J’ai hésité avant de la suivre, mais je me suis dit qu’elle ne me remarquerait pas. Qui étions-nous toutes les deux ? Une femme d’âge incertain et une jeune fille perdues dans la foule du métro. De cette foule, personne n’aurait réussi à nous distinguer. Et quand nous étions remontées à l’air libre, nous étions semblables à des milliers et des milliers de gens qui reviennent le soir dans leur banlieue.

Elle était assise à une table du fond. Le blond joufflu du comptoir lui avait apporté un kir. Il faudrait vérifier si elle venait ici, chaque soir, à la même heure. Je me suis promis de retenir le nom du café. Calciat, 96, avenue de Paris. Le nom était inscrit sur la vitre de la porte, en arc de cercle et en caractères blancs. Dans le métro, sur le chemin du retour, je me répétais le nom et l’adresse pour l’écrire dès que je le pourrais. On ne meurt pas au Maroc. On continue de vivre une vie clandestine, après sa vie. On boit chaque soir un kir au café Calciat et les clients ont fini par s’habituer à cette femme au manteau jaune. On ne lui a jamais posé de questions.

Je m’étais assise à une table, pas très loin de la sienne. Moi aussi, j’avais commandé un kir, à haute voix, pour qu’elle l’entende, en espérant qu’elle verrait là un signe de connivence. Mais elle était restée impassible. Elle gardait la tête légèrement penchée, le regard à la fois dur et mélancolique, les bras croisés et appuyés sur la table, dans la même attitude que celle ou on la voyait sur le tableau. Qu’était-il devenu, ce tableau ? Il m’avait suivie pendant toute mon enfance. Il était accroché au mur de ma chambre à Fossombronne-la-Forêt. On m’avait dit : « C’est le portrait de ta mère. » Un type qui s’appelait Tola Soungouroff l’avait peint à Paris. Le nom et la ville étaient inscrits au bas du tableau, sur le côte gauche. Les bras étaient croisés, comme maintenant, à cette différence près qu’un lourd bracelet à chaînons entourait l’un des poignets. J’avais là un prétexte pour engager la conversation. « Vous ressemblez à une femme dont j’ai vu le portrait la semaine dernière au marché aux puces, porte de Clignancourt. Le peintre s’appelait Tola Soungouroff. » Mais je ne trouvais pas l’élan pour me lever, et me pencher vers elle. À supposer que je parvienne à prononcer la phrase sans me tromper : « Le peintre s’appelait Tola Soungouroff, et vous, Sonia, mais c’était un faux prénom ; le vrai, tel qu’on peut le lire sur mon acte de naissance, était Suzanne. » Oui, une fois la phrase prononcée, très vite, qu est-ce que cela m’apporterait de plus ? Elle ferait semblant de ne pas comprendre, ou bien les mots se bousculeraient sur ses lèvres, et ils viendraient dans le désordre, parce qu’elle n avait parlé à personne depuis longtemps. Mais elle mentirait, elle brouillerait les pistes, comme elle l avait fait à l’époque du tableau et des photos en trichant sur son âge et en se donnant un faux prénom. Et aussi un faux nom. Et même un faux titre de noblesse. Elle laissait croire qu’elle était née dans une famille de l’aristocratie irlandaise. Je suppose qu’un Irlandais avait croisé son chemin, sinon elle n’aurait pas eu cette idée-là. Un Irlandais. Mon père peut-être — qu’il serait très difficile de retrouver, et qu’elle avait dû oublier. Elle avait sans doute oublié tout le reste, et elle aurait été surprise que je lui en parle. Il s’agissait d’une autre personne qu’elle. Les mensonges s’étaient dissipés avec le temps. Mais, à l’époque, j’étais sûre qu’elle y avait cru, à tous ces mensonges.

Le blond joufflu lui avait apporté un autre kir. Il y avait maintenant beaucoup de monde devant le comptoir. Et ils occupaient toutes les tables. Nous n’aurions pas pu nous entendre dans ce brouhaha. J’avais l’impression d’être encore dans le wagon du métro. Ou plutôt dans la salle d’attente d’une gare, sans savoir exactement quel train je devais prendre. Mais, pour elle, il n’y avait plus de train. Elle retardait l’heure de rentrer chez elle. Ça n était pas très loin d’ici, sans doute. J’étais vraiment curieuse de savoir ou. Je n’avais pas du tout envie de lui parler, je n’éprouvais à son égard aucun sentiment particulier. Les circonstances avaient fait qu’entre nous il n’y avait pas eu ce qui s’appelle le lait de la tendresse humaine. La seule chose que je voulais savoir, c’était ou elle avait fini par échouer, douze ans après sa mort au Maroc.



FeltöltőSebestyén Péter
KiadóGallimard
Az idézet forrásaGallimard - La petite Bijou
Megjelenés ideje

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